Il y a de la souffrance sociale dont les causes sautent aux yeux (ressources insuffisantes, chômage, difficultés pour se faire soigner ou se loger, etc). C’est un continent parfaitement identifiable. Il coexiste avec la nébuleuse que forme la souffrance des classes moyennes en proie au déclassement. Il s’agit bien d’une souffrance sociale, mais elle demeure souvent cachée et manque de mots pour trouver son expression politique, car elle est vécue essentiellement sur le mode intime.
L’importance de la place qu’occupent les classes moyennes dans notre pays s’enracine dans les années qui ont suivi la Seconde guerre mondiale. Ce moment signa la fin de la France des paysans. Celles et ceux qui ont vécu ce tournant ont eu le sentiment de participer à un grand mouvement d’émancipation. La rupture avec le monde du travail manuel auquel appartenaient leurs parents et les ancêtres de ces derniers depuis la nuit des temps, a représenté une révolution. Un ouvrier père d’une institutrice, d’une infirmière ou d’un secrétaire de mairie voyait son rêve accompli : il avait permis à sa descendance de franchir un cap resté hors de portée pour lui.
Cette avancée a conduit à l’invention d’une notion politique nouvelle, l’ascenseur social. Il devint l’instrument dont il semblait inimaginable qu’il pût, un jour, cesser de fonctionner. En tout cas cette question n’effleura pas la première génération de ces nouvelles classes moyennes de l' »après-guerre ». Lorsqu’elle s’interrogeait sur le devenir de ses enfants, elle ne doutait pas de sa capacité à les « pousser » pour qu’ils poursuivent l’ascension sociale dont elle avait franchi la première marche. Au pire, connaîtraient-ils une position sociale égale à la sienne.
Si pour cette seconde génération – née dans les années 1960-1980 – ce pari fut à peu près tenu les choses se sont sérieusement gâtées pour ses enfants. Beaucoup dans cette troisième génération des classes moyennes d’après-guerre – née dans les années 1990-2000 – connaissent en effet une situation qui est loin des espoirs de réussite dont leurs parents et grands-parents les avaient investis. C’est une donnée majeure de la réalité sociale contemporaine. Elle est cependant difficile à cerner, car si les chiffres peuvent en donner un aperçu, ils sont impuissants à traduire sa dimension proprement humaine. Cette rupture générationnelle est une profonde blessure narcissique pour les parents et grands-parents dont l’estime de soi, la fierté même, reposaient sur la réussite de leurs descendants.
Nous sommes à la fois au cœur du social et de l’intime. La traduction politique de la souffrance vécue est objectivement difficile. Les partis et les syndicats s’attachent surtout au « quantifiable », aux causes les plus aisément chiffrables de la détresse sociale. Or, la hantise du déclassement, grand tourment des parents et grands-parents, est occultée par leur niveau de vie en général supérieur à celui des couches populaires. Eux-mêmes cachent leur souffrance et la vivent souvent en termes de responsabilité personnelle, avec à la clé un douloureux sentiment de culpabilité. Ai-je fait tout ce qu’il fallait ? Pourquoi les enfants de mon voisin ou mon cousin ont-ils mieux réussi que les miens ?
Il faut parler ici de l’école. Un coup d’œil rétrospectif sur les trois dernières décennies révèle la violence de son rôle dans le déclassement qui frappe les classes moyennes. Les couches supérieures de ces dernières ont bénéficié de son pouvoir d’accélérateur des inégalités. Elle a contribué à créer un véritable gouffre entre les plus nanties et les bien moins loties. Les carrières scolaires sont devenues de plus en plus tributaires de la position sociale des parents. La réussite des enfants du voisin ou du cousin s’explique par leur mérite, mais leurs excellents résultats qui va leur permettre d’intégrer les classes aisées et supérieures tiennent d’abord à leur engagement dans des filières qui sont désormais la chasse gardée de ces dernières.
Les retraités, en particulier ceux appartenant aux classes moyennes, sont présentés comme les bénéficiaires du niveau de vie le plus enviable. Mais on oublie d’ajouter qu’ils consacrent souvent une part non négligeable de leurs revenus pour venir en aide à leurs enfants et petits-enfants. Cette solidarité intergénérationnelle constitue un amortisseur social très largement sous-estimé.
C’était, disait-on, un hiver rigoureux :
