Fonctionnaires : pourquoi un statut ?

Lorsque le ministre Guérini dit vouloir lever le tabou du fonctionnaire intouchable, il navigue sur les terres de l’extrême droite pour tenter de lui soutirer des voix en juin prochain. La démagogie de cette dernière se nourrit en effet de l’image courtelinesque du rond-de-cuir qui, lorsqu’il n’est pas tout simplement inutile, passe son temps à compliquer la vie de « ceux qui travaillent ». La crise agricole a été l’occasion d’ajouter au cliché d’un tire au flanc « payé par nos impôts », celui du bureaucrate coupé du réel, bras armé de l' »écologie punitive ». Il faut regretter que la contribution du RN à l’éco-scepticisme reste insuffisamment combattue.

Au-delà de sa visée électoraliste, Guérini creuse le sillon du macronisme. Celui-ci s’emploie en effet à vider de sa substance la notion de société solidaire pour lui substituer celle de société de marché. Le statut des fonctionnaire fait partie des obstacles que rencontre la poursuite de cet objectif. Il garantit en effet l’existence d’une fonction publique qui ne poursuit d’autre finalité que l’intérêt de la collectivité, à la différence du privé dont les activités sont subordonnées à la profitabilité de ses investissements. Certes il produit des biens et des services dont l’utilité n’est pas contestable, mais leur accès dépend des ressources des consommateurs.

Les services publics ont, eux, l’obligation de prendre en compte les besoins de tous et l’on sait ce que cela signifie, par exemple, pour l’école ou l’hôpital. Il ne s’agit pas seulement d’une question de générosité, mais de cohésion sociale. La « fracture sociale » constatée par Jacques Chirac au début du siècle, s’est considérablement élargie et le désintérêt pour la politique qu’elle entraîne est l’un des principaux facteurs de la crise démocratique dans laquelle nous sommes entrés.

Le statut des fonctionnaires promulgué en 1946 réalisait l’un des points du programme du Conseil National de la Résistance. Elément de la construction d’un Etat social, son objectif allait bien au-delà de la protection des intéressés. Plus exactement cette protection était la contre partie des obligations que leur imposait le fait d’être au service de la collectivité et de considérer que leur travail a pour destinataire non un consommateur mais un citoyen. C’est la dimension éthique de ce statut. Il responsabilise le fonctionnaire en inscrivant son activité dans la mise en œuvre des principes de la République.

L’hommage rendu par le Président de la République aux employés des services publics pour le dévouement dont ils ont fait preuve lors de la crise de la Covid 19 confirme le bien fondé du chemin choisi à la Libération. Le rappel de la parole d’Emanuel Macron confirme que le fossé entre celle-ci et sa pratique ne cesse de s’approfondir.

Ils nous prennent la tête

« Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’être humain est fondamentalement mauvais, mais de prendre conscience que le système capitaliste a révélé en nous le pire ». Ces mots sont de Marc Dugain, romancier et cinéaste (La chambre des officiers, La malédiction d’Edgar, Une exécution capitale, L’échange des princesses, etc). Ils sont extraits de son livre, L’orgie capitaliste, paru en février dernier chez Lattès.

Sa position est aux antipodes d’une démarche complotiste. Dugain ne dénonce pas telle ou telle machination, mais les effets d’une dynamique désormais installée au plus profond des rapports sociaux et qui tend à nous « rabaisser à notre condition de consommateurs, incapables de réagir à autre chose qu’à une dose journalière de dopamine. Car le drame […] se niche dans ce tour de force du capitalisme néolibéral à flatter certaines parties insatiables de notre cerveau, génératrice de plaisir. Après des décennies d’exploitation de nos désirs, ceux-ci étant désormais fabriqués de toutes pièces par les entreprises, nous avons délaissé la civilisation pour le marché. » 

On peut au premier abord trouver ces affirmations trop tranchées mais, si on considère l’évolution du comportement de la masse des consommateurs sur le temps long, leur pertinence s’impose. Songeons au déferlement publicitaire maintenant conjugué aux facilités numériques. « Le numérique, c’est de l’héroïne ! Il permet de réaliser le rêve ultime de tout dealer, celui de la disposition immédiate de la marchandise. Le business model des géants du numérique repose sur l’exploitation de notre impatience. Or, comme nous avons cette prédisposition à satisfaire nos désirs toujours plus vite et en faisant toujours moins d’efforts, nous cédons à la livraison en vingt-quatre heures et nous scrollons frénétiquement nos écrans à longueur de journée. » 

L’ampleur des effets du système néo-libéral sur nos façons de penser et nos comportements autorise à parler d’un changement de notre rapport au monde. « L’ère du Capitalocène, qui entre dans une nouvelle phase avec les avancées numériques, constitue une césure historique dans notre évolution en opérant une reconfiguration totale du monde avec des implications inédites au niveau moral, politique, sociétal, philosophique ou religieux. » Pour certains de ses théoriciens il s’agit ni plus ni moins de donner naissance à  une nouvelle espèce humaine.

La course au « toujours plus » et au « toujours plus vite » malmène les individus au plus profond de leur être. En quantifiant et en comparant sans cesse les performances, elle génère une violence inter-individuelle généralisée. Elle engendre également une énorme frustration. « Nous subissons une sorte de syndrome d’Amazon : nous pensons pouvoir commander le monde dont nous rêvons et nous le faire livrer à domicile d’un claquement de doigts […] nous pensons pouvoir suivre la cadence, mais nous nous épuisons individuellement et collectivement. » 

Une dernière remarque à propos de la différence « entre l’embrigadement que nous subissons » et « celui orchestré par le fascisme. Les mécanismes de la consommation insatiable ne demandent pas aux individus de croire à des idéaux ou à des valeurs, ce qui dans les régimes totalitaires finit toujours par se fissurer, mais s’adressent directement à l’épicentre de nos addictions. »  

« Mauvais » pauvre, mauvais Français ?

Les Français doivent travailler davantage pour que l’Etat puisse résorber son déficit budgétaire. Cette affirmation gouvernementale « oublie » la question de la répartition des richesses produites, mais surtout marque les limites historiques atteintes par le système économique en place. En effet, elle envoie aux orties la question centrale de notre époque : celle d’une production de biens qui ne fait pas l’impasse sur les limites physiques de la planète. Annonçant une « planification écologique », E. Macron déclara le 22 avril 2022 à Marseille, entre les deux tours de la présidentielle : « Mon quinquennat sera écologique ou ne sera pas ». Le quinquennat est, mais il est celui des reculs écologiques.

Le caractère désastreux des choix opérés par le macronisme est aggravé par leur visée électoraliste qui tend à contenir l’écart des voix aux européennes de juin prochain entre la « majorité » présidentielle et le RN. D’où leur emballage idéologique qui emprunte aux idées de ce dernier. Pour mieux les combattre ? En réalité lorsque G. Attal parle des « chômeurs volontaires », voit derrière chaque malade un fraudeur en puissance de la sécurité sociale et les désigne comme les responsables de l’affaiblissement de notre pays, il gonfle les voiles du lepénisme. Ce dernier, pour détourner l’attention de l’origine des inégalités sociales auxquelles il n’a absolument pas l’intention de s’attaquer, offre un bouc émissaire à portée de main de leurs victimes : elles souffrent car trop de leurs voisins sont « assistés » et, de ce fait, vivent sur leur dos.

Le RN puise ainsi dans les survivance d’un temps où le patronat et l’Eglise posaient la question du travail essentiellement sur le plan moral. Il était immoral de ne pas accepter n’importe quel travail, mais parfaitement moral de faire travailler les enfants de 12 ans dans les mines ou encore de ne pas accorder le même salaire aux femmes qu’aux hommes. C’était le temps où l’ouvrier se devait de remercier les patrons de leur avoir « donné » du travail et de louer les efforts des curés pour conduire les individus dans le droit chemin du labeur.

Une députée macroniste, Astrid Panosyan-Bouvet, vient de prononcer une salutaire mise en garde contre  les périls que comporte la stigmatisation d’une partie des pauvres. « Il faut faire attention, dit-elle, à cette petite musique qui s’installe entre les bons et les mauvais Français ». Dans l’atmosphère de surenchère nationaliste créée par le lepénisme, le « mauvais » pauvre tel que définit par G. Attal, devient vite un mauvais Français. Un précédent historique nous rappelle où peut conduire cette assimilation. Pétain et le régime de Vichy s’employèrent à fonder leur légitimité sur la nécessité de « remettre la France au travail ». Ils se présentaient en sauveur de la patrie, victime des avancées sociales du Front populaire qui avaient développé un « esprit de jouissance » dans lequel il fallait voir la source de la défaite de 1940.

L’avenir confisqué

La dette de la France n’en finit de monter. Elle engendre une nouvelle source d’inquiétude chez nos concitoyens en raison tant de son volume que des moyens envisagés par le pouvoir pour tenter de la contenir. Sa  doctrine tient en ces quelques mots : les Français ne travaillent pas assez et l’Etat, trop généreux, les a progressivement installés dans une paresse endémique. Chômeurs, malades, retraités, fonctionnaires sont présumés coupables de chercher à vivre sur le dos de ceux qui se lèvent chaque matin pour aller au boulot.

Le pouvoir va donc frapper les supposés tire-au-flanc au porte-monnaie afin qu’ils retrouvent le chemin de l’entreprise. Il jure ses grands dieux que l’Etat continuera de protéger les plus faibles et d’atténuer les effets des inégalités sociales. Ainsi tente-t-il de nous convaincre qu’un Etat-protecteur, remplaçant un Etat-providence qui corrode, tel un acide, la volonté de ses ressortissants, permettra à tous de trouver sa place dans une économie prospère.

Cette perspective ne tient pas la route, car elle repose sur une approche délibérément faussée des effets des inégalités sociales. Ces effets ne se limitent pas à des différences d’accès à la consommation causées par des écarts de revenus et que l’on peut plus ou moins réduire par des mesures appropriées. Ils agissent sur les fondements de l’ordre social et atteignent l’individu au plus profond de ses motivations, un processus que le sociologue Nicolas Duvoux définit comme la confiscation de leur avenir.

Je le cite. « L’avenir confisqué renvoie bel et bien à un sentiment général de déprise, éprouvé bien au-delà des catégories paupérisées et fragilisées. Il s’agit d’un sentiment de déprise sur son avenir individuel et collectif, dont les leviers sont accaparés – aussi activement que discrètement confisqués – par une fine élite détentrice d’un patrimoine important. L’avenir confisqué pour les uns est accaparé par les autres. En effet, contrairement à l’image, souvent véhiculée, d’une sécession des riches et de leur repli dans une consommation ostentatoire, dénuée de toute finalité politique, le patrimoine, pour être véritablement approprié par ceux qui le possèdent, est réinvesti dans un ensemble de réformes de la société, entreprise qui, sous l’apparence (qui n’est pas qu’une apparence) de la générosité, font converger la satisfaction personnelle avec la prise de contrôle de l’avenir collectif. Cette prise de contrôle permet de rendre compte, en retour, du bien-fondé du sentiment de déprise ressenti dans de larges parties de la population. » (L’avenir confisqué : inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, PUF, 2023).

La lutte contre les inégalités sociales gagnerait beaucoup en efficacité si elle prenait en compte, comme l’auteur de ces lignes, les conséquences de celles-ci sur les  esprits. L’appauvrissement et les injustices doivent, bien entendu, être combattus mais, il importe de les replacer dans le contexte d’une société qui prive la majeur partie de ses membres de la capacité de se projeter dans un avenir plausible. Derrière la notion de « chômage volontaire » de M. Attal se profile l’adage « quand on veut on peut », censé ouvrir à chacun, dans la société néo-libérale, le chemin de la réussite personnelle. Certes chacun est comptable de ce qu’il fait de sa vie, encore faut-il que le champ des possibles lui soit largement ouvert. Or, celui-ci est de plus en plus la chasse gardée de ceux qui se situent en haut de l’échelle sociale.