La disparition de Bernard Pivot a fait resurgir le souvenir de la télé d’hier qu’il importe de ne pas parer de toutes les vertus. Le petit nombre de chaînes (trois) favorisait la concentration du public en particulier sur un certain nombre d’émissions phares. Apostrophe fut de celles-ci. Elle n’était pas sans défaut, mais elle joua un rôle marquant dans le développement de la lecture et la promotion des œuvres littéraires. La même remarque vaut pour La caméra explore le temps qui éveilla l’intérêt d’un large public pour l’histoire.
La télé d’alors prenait au sérieux sa mission d’éducation, dont la chargeait le statut de service public de l’ORTF (Office de radio-télévision française). Son point noir – et il était de taille – c’était le strict contrôle du pouvoir politique sur son autre mission, l’information. D’où son discrédit qui culmina en mai 68. Malheureusement, la nécessité de faire progresser la liberté de l’information télévisuelle, au lieu de prendre en compte le respect de la déontologie des journalistes, fut mise à profit pour développer le « privé ». F. Mitterrand fait figure de pionnier en confiant à Berlusconi (!) la création d’une cinquième chaîne en France. Puis s’ajoutèrent l’introduction de la publicité sur les ondes de l’ORTF, la privatisation de TF1 et la création de chaînes privées.
Le mouvement était lancé qui aboutit à la situation actuelle : l’emprise de la fine fleur des grands patrons sur l’audiovisuel : TF1 et LCI (Bouygues), CNews, Canal Plus, C8, Europe1 (Bolloré), Radio classique, Les Echos et Le Parisien (Bernard Arnault), BFM et RMC (en cours de rachat par Rodolphe Saadé) qui lorgne également sur M6 et possède La Provence et La Tribune du dimanche). Le résultat ? Même hiérarchisation des informations, mêmes cadrages des débats, avec les mêmes « experts », les mêmes « consultants », les mêmes « communicants » et désormais les mêmes généraux. Avec au bout du compte le même impératif : la défense d’un ordre social qui assure richesse, privilèges et pouvoir(s) de la classe dominante.
Sur ce point, M. Saadé est très clair. Dans une interview au journal Le Monde du 7 mai, il dit vouloir respecter l’indépendance des rédactions des organes de presse dont il est et sera propriétaire, mais ajoute : « Mais mon objectif n’est pas uniquement de mettre de l’argent sur la table et de ne plus m’en soucier. Avec mon investissement, j’apporte les valeurs – universelles – de mon groupe et de ma famille : loyauté, exemplarité, intégrité, travail ».
En élevant les valeurs de son groupe au rang de valeurs universelles, M. Saadé confirme que l’investissement des grands patrons dans les moyens d’expression est dicté par leurs intérêts qui doivent désormais être considérés comme ceux de l’ensemble des citoyens. Or, c’est prendre beaucoup de liberté à l’égard des réalités que de considérer les 40 milliards de bénéfices du troisième armateur mondial de porte-conteneurs comme le fruit d’une entreprise qui n’a d’autre objectif que le bien commun. Ce résultat pose, au contraire, la question des « valeurs » qui ont permis de l’atteindre et dont M. Saadé donne une idée en répondant à une question sur la fiscalité des entreprises : « Qu’est-ce que ça veut dire les superprofits? ». Et de confirmer que les valeurs dont il parle sont celles de l’ultra-libéralisme : « Si l’Europe régulait moins et soutenait davantage l’innovation cela changerait bien des choses. » (interview au Monde).
On ne s’étonnera pas d’entendre dire que le courant passe entre Macron et Saadé. Comment le second pourrait-il se plaindre de la politique pro business du premier, sinon pour obtenir toujours plus. A cet égard, un cadeau attend les grands patrons qui ont entrepris de conquérir l’audio-visuel : la réforme préparée par Mme Dati de l’audio-visuel public. Sous couvert d’économies et de rationalisation il s’agit de préparer le terrain pour qu’ils accroissent leur emprise.