Les héritiers et les déshérités

La révision des droits de succession fait une timide apparition dans la campagne électorale. Les chiffres et les barèmes sont, en la matière, chargés d’affects. Certains qui voudraient que les successions soient exonérées de tout droit vont jusqu’à parler d’une « taxe sur la mort ». Mais si le problème des successions touche au plus intime de l’être, il comporte également une indéniable dimension sociale qu’on ne peut esquiver.

Le débat se présente comme l’un des aspects de la question des inégalités, car celles-ci ont bien entendu à voir avec le régime fiscal auquel les héritages sont soumis. À l’évidence celui qui est actuellement en vigueur favorise la concentration des richesses à un pôle de la société. Il participe au creusement des inégalités alors que celles-ci tendent, en se solidifiant, à installer leurs bénéficiaires dans des positions de domination indélogeables. L’héritage de ceux qui avaient déjà confortablement hérité risque de perpétuer celles-ci et d’instaurer une ligne de démarcation pratiquement infranchissable par le plus grand nombre des déshérités – des déshéritiers ? – et plus généralement par tous les gagne-petit des successions.

Cette réalité marque de plus en plus les esprits. Le quarteron d’économistes qui cadenasse les débats télévisés éprouve souvent des difficultés à la contester et surtout à nier ses conséquences sociales. Leur système de défense consiste à contester l’efficacité d’une réforme des droits qui taxerait davantage les gros patrimoines. C’est, selon eux, une fausse bonne idée ; une fausse bonne idée comme la proposition d’augmenter les salaires pour améliorer le pouvoir d’achat ou de taxer les grandes fortunes pour diminuer le poids de la dette. Il n’est de salut, pour eux, que dans la prospérité des profits.

Il arrive que les économistes en question tombent sur des débatteurs qui ne lâchent pas le morceau et  mettent à mal leur système de défense. Ces derniers sont alors accusés de vouloir le malheur de notre pays à partir de cette affirmation : si vous embêtez par trop les grandes fortunes elles iront faire fructifier leur argent ailleurs. Moins de croissance, moins de recettes fiscales pour l’État et surtout moins d’emplois ! Force est de constater que cet argument ne rencontre pas toujours la réponse qu’il mérite. Il est pourtant, en lui-même, l’accusation la plus fondée que l’on puisse porter contre les forces dominantes de l’économie.

C’est en effet une manière de dire que ces dernières n’ont d’autre but que la recherche du maximum de profit et n’en ont rien à faire des conséquences de celle-ci sur la vie de la société française. Ainsi sont confirmées les analyses qui mettent en lumière la sécession des classes dirigeantes. Elles se sont coupées de la majorité de la population et agiter la menace de l’émigration de leurs capitaux vers des cieux fiscalement plus accommodants c’est reconnaître qu’elles sont disposées, le cas échéant, à pousser jusqu’au bout leur séparatisme. Menace illusoire ? Non lorsqu’on considère qu’elles ont déjà fait la preuve de leur peu d’attachement à l’intérêt de la nation en délocalisant massivement, toujours pour des raisons de profit, des emplois détruisant ainsi une partie notable de l’industrie française.

La question de l’héritage devient d’autant plus importante que s’ajoute à sa dimension sociale l’urgence climatique. Tu seras un héritier, mon fils non seulement de l’argent et des biens que j’aurai acquis au cours de ma vie, mais surtout du monde que je te laisserai. Il faut bien convenir que la question de l’habitabilité de la Terre, malgré l’accumulation des preuves de sa rapide dégradation, n’occupe pas la place qui lui revient dans la campagne électorale.

Sarkozy avait eu ces mots : « l’écologie ça commence à bien faire ». De nos jours, plus personne n’ose les reprendre. Tels quels, s’entend. Car c’est bien à une véritable campagne de démobilisation des esprits sur une question cruciale que nous assistons lorsqu’à l’écologie sont systématiquement accolés des qualificatifs tels que « punitive », « totalitaire », « hochets pour bobos », « nouvelle religion », etc. Ces expressions constituent une sorte de préparation d’artillerie pour avancer le même argument que pour repousser une réforme des droits de succession, à savoir que trop d’obligations risque de faire fuir les entreprises à l’étranger.  

La question de fond vient d’être rappelée, avec une clarté qu’on aimerait trouver plus souvent à gauche, par Éric Lombard, directeur de la Caisse des dépôts et consignation. « J’ai aujourd’hui la conviction, déclare-t-il, que le capitalisme est déréglé parce que le taux de rendement demandé par les actionnaires est trop élevé (…) Dans une entreprise, que 15% des bénéfices aillent au capital alors que les salaires n’augmentent que de 1,5%, ça ne va pas. Il y a un décalage complet entre l’enrichissement de ceux qui ont un patrimoine et le niveau de ceux qui ont des revenus modestes (…) Il n’y a pas assez de projets, alors même qu’il faut engager la transformation de l’économie en raison du climat, et les investisseurs rechignent à les financer quand ça ne rapporte pas le rendement demandé (…) ne rien changer, c’est prendre le risque politique d’une révolution sociale. » (Le Monde, 22 février).

 

Rue des Alouettes, Paris (XIXeme). Février 2022.

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