Salarié et citoyen : de la démocratie dans l’entreprise

Les actionnaires sont euphoriques. Leurs dividendes atteignent des niveaux record dont se félicite le gouvernement qui, dans le même temps, s’oppose à une hausse des salaires pour compenser l’inflation. Elle enclencherait, selon lui, une course poursuite infernale entre les rémunérations et les prix dont tout le monde souffrirait. Ainsi acte-t-il une baisse générale du pouvoir d’achat. Le remède ? Macron l’a rappelé à Rungis : les salariés doivent travailler davantage car avant de redistribuer il faut produire.

Le pouvoir et les grands bénéficiaires du système économique n’ignorent pas que l’argument est un peu court. Ils ont compris que le rejet de la réforme des retraites polarise un mécontentement social croissant dont l’insuffisance du pouvoir d’achat est l’une des composantes essentielles et que les rustines, type chèque pour ceci ou pour cela,  sont impuissantes à endiguer. La disproportion entre ces aides et celles destinées aux entreprises est telle qu’elle devient l’une des principales sources des mobilisations populaires.

La théorie du ruissellement – plus les entreprises gagnent de l’argent, plus les retombées financières pour le petit peuple sont importantes – a fait la preuve de sa vacuité. Plus sophistiquée, celle d’intéressement ou de participation, est appelée à prendre le relais. Sa mise sur le devant de la scène s’inscrit dans une modernisation du discours néolibéral selon lequel le premier souci des entreprises serait désormais de conformer leurs activités à l’intérêt général. Ce discours fait écho à la montée d’une revendication démocratique : l’obtention pour chaque citoyen d’un droit de regard qui marque une rupture avec le mantra d’un patronat qui n’aurait d’autres comptes à rendre qu’à ses actionnaires.

La relance de la participation est donc le fait d’un patronat sur la défensive. Les salariés sont évidemment fondés à mettre cette situation à profit et en tirer le maximum pour améliorer leur sort. Mais ils doivent se garder de nourrir des illusions sur la portée, en termes de transformation sociale, qu’apporterait la possession d’actions. Elle ne leur donne pas voix au chapitre s’agissant de la marche de l’entreprise qui les emploient. À ceux qui voudraient leur faire croire le contraire en invoquant le gaullisme social, Thomas Legrand, chroniqueur politique à Libération (1), a eu l’excellente idée de citer de Gaulle dans le texte : « L’association, qu’est-ce à dire ? D’abord ceci que, dans un même groupe d’entreprises, tous ceux qui en font partie, les chefs, les cadres, les ouvriers, fixeraient ensemble entre égaux, avec arbitrage organisé, les conditions de leur travail, notamment les rémunérations. Et ils les fixeraient de telles sorte que tous, depuis le patron ou le directeur inclus, recevraient de par la loi et suivant l’échelle hiérarchique, une rémunération proportionnée au rendement global de l’entreprise. » (2). M. Le Maire, ministre de l’économie et des finances, et M. Roux de Bézieux, patron du MDEF, sont à des années-lumière de cette conception de la participation.

On objectera que les paroles de De Gaulle relève d’un moment de notre histoire marqué par la nécessité d’une conjonction de toutes les forces productives pour reconstruire le pays. Bref, il fallait répondre à des impératifs qu’imposait un contexte donné. Or, si celui dans lequel nous vivons n’a plus rien à voir avec les lendemains de la Seconde guerre mondiale, ses contraintes sont infiniment plus lourdes. La situation actuelle n’a effectivement pas de précédent historique puisque c’est le sort de l’humanité qui est en question. Chaque jour nous apporte son lot d’informations sur la dégradation de l’environnement et nous rappelle que nous allons dans le mur de plus en plus vite.

Il ne s’agit plus seulement d’améliorer la répartition des fruits du travail pour les salariés, mais de repenser complétement ce que l’on produit et la manière dont il est produit. En d’autres termes, les entreprises doivent abandonner la quête du profit maximum comme objectif premier de leur activité et y substituer la prise en  compte de l’intérêt général tel que le définissent  les impératifs écologiques. Pour cela, la démocratie ne doit plus s’arrêter aux portes des entreprises. La société dans son ensemble a le devoir de faire prévaloir ce dernier car il y va de l’avenir des populations humaines. Le même devoir s’impose aux salariés dans leur entreprise.

Salarié et citoyen : les satisfactions que le premier peut retirer de l’obtention de quelques actions ne sauraient effacer les responsabilités du second. Car il n’est pas exclu  que derrière la participation se profile le rêve, au moins d’une partie du patronat, de réaliser l’union sacrée entre actionnaires – les « vrais » et les salariés détenteurs d’actions – pour faire bloc contre cette « nouvelle religion qu’est l’écologie » (dixit Luc Ferry). Ainsi la BNP – bénéfice de 10,2 milliards en 2022 – pourrait-elle faire de ses salariés, au nom de l’intérêt commun,  un bouclier humain pour se défendre devant les tribunaux où elle est attaquée par certains de ses clients, soucieux d’écologie, qui l’accusent de les avoir trompé en leur vendant des produits d’épargne supposés « vertueux », mais qui comportent des investissements dans les énergies fossiles.

1.- À LR, le retour de l’arnaque du gaullisme social, Libération du 21 février

2.- Discours de Saint-Etienne, janvier 1948.

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